Jean-Pierre Greff


J’étais résolu, en engageant cette préface, à en esquiver la contrainte désespérante… mais comment, en cet hiver 2020 – 2021, ne pas évoquer la pandémie qui a bouleversé, jusqu’à parfois les ruiner, tous nos projets et nos modes d’être, intimes ou collectifs ? C’est un défi impossible. Le séisme mondial produit par le Covid-19 s’est, depuis presque une année, imposé dans toutes les réflexions, immédiates ou prospectives, dans le champ de la culture, douloureusement éprouvé comme dans celui de l’économie, dans le champ de la mode doublement, par conséquent. La pandémie a bouleversé notre calendrier HEAD tout comme elle a enrayé le carrousel mondial des événements du monde de la mode. Ainsi notre propre défilé de mode, jalon d’automne de notre calendrier et de la vie sociale genevoise, at-il été d’abord différé, et surtout profondément repensé, substituant à la forme infiniment rejouée du défilé, l’invention d’une présentation différente, jouant de tous les registres de la mode, dans une vaste mise en abime : mannequins humains ou d’osier, vêtements portés, mobiles ou statiques, exposés ou reproduits à travers vidéos et photographies dans l’espace ; bref, tout le théâtre d’un événement mode réinventé avec les ressorts de la vidéo, de la scénographie, de l’installation et de la performance. A cela même, nous avons dû renoncer cette année pour imaginer, sur le vif et en période à nouveau stricte de confinement, une Remise des Prix qui s’est déroulée en ligne, puis la publication du présent catalogue et la création d’une plateforme web interactive présentant de manière inédite un film de toutes les collections de cette année si particulière, les interviews d’un panel international d’invité·e·x·s qui ont, au coeur même de cette période troublée, insufflé leur vision nouvelle à nos étudiant·e·x·s, des tables rondes et nombre d’autres propositions encore.


Mais la pandémie a eu bien d’autres effets, autrement conséquents et durables. Les interrogations qu’elle soulève paraissent parfois abyssales. Ainsi, quelle existence peut revêtir la mode en période de confinement, alors que les conditions mêmes du paraître dans l’espace public se trouvent raréfiées, distanciées, médiées par les écrans, en un mot, minorées. Tous nos codes sociaux ont été perturbés, ceux de la proxémique en particulier qui interprète les positions et mouvements des corps dans un espace socialisé, auxquels contribue essentiellement, sinon la mode stricto sensu, le vêtement, cette interface sensible entre le corps intime et l’espace social. Bref, par-delà toutes les questions de production et de diffusion, commerciale ou médiatique, c’est le régime de visibilité de la mode qui se trouve déplacé. C’est ainsi que la pandémie a révélé ou cristallisé un ensemble d’interrogations – qui avaient cours à la HEAD depuis quelques années déjà – relatives aux modes de production de la mode dans un monde globalisé, sur ses insuffisances éthiques, son rythme effréné jusqu’à l’absurde, ses implications, généralement délétères, sur l’environnement, sur la manière dont elle reproduit, crée parfois, les logiques de normes et les codes de la distinction sociale. Quelle place le système mercantile de la mode laisse-t-il réellement au designer, quelle valeur accorde-t-il à son travail ?


Un point reste cependant assuré : la mode est un monde rompu à l’adversité, plus que tout autre peut-être. Il n’est donc pas surprenant que les 19 projets de Bachelor et les 8 projets de Master 2020 systématisent et radicalisent des questionnements et, mieux, des propositions alternatives déjà présents dans les travaux de diplômes présentés au cours des dernières années. A l’opposé de l’expression d’un désarroi ou d’un découragement face à une situation sociale angoissante et à des conditions matérielles de création / production forcément réduites en dépit des efforts que nous avons déployés pour maintenir possible tout ce qui pouvait l’être ou imaginer des solutions palliatives, nos étudiant·e·x·s ont su imaginer et mettre en oeuvre des réponses positives, redoublant spontanément de créativité, d’exigence critique et de pragmatisme. Et revendiquer, à nouveaux frais, résolument, les capacités transformatrices de la mode. Leurs projets paraissent singulièrement tendus entre origine intime et préoccupations sociétales ou réflexions politiques, dans ce contexte très prégnant qui en aiguise tous les enjeux. Nombre d’entre eux évoquent les questions de genre et d’identités, volontiers mouvantes, d’inclusivité et de racisme, parmi d’autres formes de discrimination, toutes questions au coeur de notre société contemporaine mondialisée et de ses tensions les plus vives. Ils manifestent semblablement une conscience environnementale aiguë, à laquelle répondent concrètement l’invention de pratiques fondées sur le critère de durabilité. Gageons ici que nos diplômé·e·x·s se placent ainsi aux avantpostes d’un mouvement de fond, durable et suffisamment puissant pour engager une évolution systémique profonde du monde de la mode, de ses valeurs et priorités. Cette prédiction est évidemment synonyme de félicitations redoublées adressées avec conviction à l’ensemble d’entre elleux et de gratitude à l’endroit de l’engagement, lui aussi redoublé, de nos équipes enseignante et technique.

Le soutien que nous apportent nos partenaires se révèle plus précieux encore dans une année aussi difficile que celle-ci. Il constitue, pour toute l’école, dont le succès se mesure aussi à l’engagement pérenne de ses partenaires, un encouragement et une responsabilité. Nous tenons à remercier très chaleureusement, outre notre nouveau partenaire principal, Firmenich, Chloé et le groupe Richemont, Bongénie Grieder, La Redoute, le quotidien Le Temps, les magazines Boléro, Novembre, Temple, Go Out!, Léman Bleu Télévision, Eyes on Talents et Who’s Next pour la confiance, l’attention et le soutien précieux qu’ils nous apportent.

Vive 2021 !

Jean-Pierre Greff


I was determined, in embarking upon this foreword, to elude its disheartening constraint… but how, in this winter of 2020 - 2021, could I not mention the pandemic that has disrupted, sometimes to the point of ruining, all our projects and ways of life, whether personal or collective? The challenge is impossible. The global tremor caused by Covid-19 has, for almost a year now, imposed itself in all our thoughts, immediate or prospective, in the field of culture, which like the economy has been painfully blighted, and the field of fashion doubly so as a consequence. The pandemic has turned our HEAD calendar upside down as it has jammed the global carousel of events in the fashion world. Thus our own fashion show, the autumn milestone of our calendar and of Geneva’s social life, was first postponed, and then deeply revamped, replacing the infinitely replayed form of the show with an innovative presentation, playing on all the registers of fashion, in a vast mise en abime: Human or wicker models, clothes worn, mobile or static, exhibited or reproduced through videos and photographs; in short, a whole theatre of a fashion event reinvented through video, scenography, installation and performance. We had to give up on it all this year and imagine, on the spot and in a second period of strict lockdown, an online awards ceremony, followed by the publication of this catalogue and the creation of an interactive online platform presenting an original film of the collections of this very special year, interviews with an international panel of guests who, in the very heart of this troubled period, breathed their innovative vision into our students, round table discussions, and many other projects.


But the pandemic has had many other substantial and long-lasting effects. The questions it has raised seem abyssal at times. What kind of existence can fashion have in a period of lockdown, when the very conditions of appearing in the public space are distanced, mediated by screens, in a word, minimised? All our social codes have been disrupted, those of the proxemics in particular, which determine the positions and movements of users in a socialised space, to which clothing (this sensitive interface between private body and social space), if not fashion in the strict sense, contributes essentially. In short, beyond all questions of production and distribution, commercial or media-related, it is the very regime of fashion exposure that has shifted. Thus the pandemic has revealed or crystallised a set of questions – which had been circulating at HEAD for some years now – about the modes of production of fashion in a globalised world, about its ethical inadequacies, its frantic pace to the point of absurdity, its implications that are generally detrimental to the environment, and the way it reproduces, sometimes creates, the logics of norms and codes of social distinction. What place does the mercantile system of fashion really leave to designers? What value does it place on their work?

However, one point remains certain: fashion is accustomed to adversity, perhaps more than any other industry. It is therefore not surprising that the 19 Bachelor’s and 8 Master’s 2020 projects systematise and radicalise questions and, better still, alternative approaches that were already on show in the graduates’ works in recent years. In contrast to an expression of dismay or discouragement in the face of a distressing social situation and of material conditions of creation/production that were necessarily reduced despite our efforts to keep everything possible and imagine palliative solutions, our students were able to design and implement positive responses, spontaneously redoubling their creativity, critical demands and pragmatism, and lay claim, at a new cost, resolutely, to the transformative capacities of fashion. Their projects seem unusually stretched between personal origins and societal concerns or political reflections, in this very powerful context which enhances all stakes. Many of them address issues of gender and identity, which are often shifting, of inclusiveness and racism, among other forms of discrimination, all issues at the heart of our contemporary globalised society and its most acute tensions. They similarly manifest heightened environmental awareness, to which the invention of practices based on the criterion of sustainability is a concrete response. Let us venture that our graduates will thus be at the forefront of a fundamental, sustainable and powerful enough movement to initiate some profound systemic change in the fashion world, including its values and priorities. This prediction is obviously synonymous with repeated congratulations to all of them and gratitude for the commitment, also redoubled, of our teaching and technical staff.

The support we receive from our partners is even more valuable in such a difficult year. It is a source of encouragement and responsibility for the whole school, whose success is also measured by the long-term commitment of its partners. In addition to our new main partner, Firmenich, we would like to extend our warmest thanks to Chloé and the Richemont group, Bongénie Grieder, La Redoute, the daily newspaper Le Temps, the magazines Boléro, Novembre, Temple and Go Out!, Léman Bleu Télévision, Eyes on Talents and Who’s Next for their trust, attention and precious support.

Long live 2021!

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